The Storage : immersion dans l’univers viscéral de Philippe Pasqua

The Storage Art Gallery - Philippe Pasqua

Il y a parfois des moments rares dans une vie où l’art vient vous bousculer avec une violence indicible. Vous heurter de plein fouet, non pas au visage, mais dans ce que vous avez de plus intime  : en plein dans  l’âme… La visite de The Storage Art Gallery, consacrée à l’œuvre monumentale de Philippe Pasqua, fait partie de ces expériences qui vous marquent profondément et de manière irréversible.

Difficile d’exprimer les émotions qui m’ont traversé ce jour là sans ressentir encore le poids du silence, la densité des matières, la présence presque physique et vibrante des œuvres de Philippe Pasqua. Ce mardi 1er juillet 2025, j’ai eu le privilège de découvrir ce lieu rare, hors du temps, dédié à un artiste dont le travail m’a profondément et irrémédiablement bouleversé.

Hommage sincère à un géant de la peinture contemporaine.

The Storage Art Gallery

Inaugurée en 2010 à Saint‑Ouen‑l’Aumône par Philippe Pasqua, The Storage occupe plus de 3 000 m² dans un ancien bâtiment industriel. Bien qu’il n’ait pas été conçu à l’origine comme un lieu d’exposition, le site a été entièrement remodelé dans l’esprit d’une galerie d’art résolument moderne, parfaitement adaptée à l’accueil d’œuvres monumentales.

Les grands volumes côtoient des espaces plus restreints, à l’atmosphère plus intimiste. Murs blancs ou noirs selon les salles, sol de béton brut, lignes épurées : tout ici concourt à une mise en valeur sans artifices des œuvres au regard des visiteurs. L’éclairage, entièrement artificiel et soigneusement dirigé, sculpte les toiles et les matières, révélant les empâtements, le geste compulsif, soulignant bien souvent un regard, une faille, une intensité…

The Storage Galerie d'art
The Storage Art Gallery - Saint-Ouen-l'Aumône

Initialement dédiée à l’œuvre de Pasqua, The Storage projette désormais de s’ouvrir à d’autres artistes contemporains, confirmés ou émergents. Une nouvelle dynamique de dialogue s’installe donc, avec pour but de diversifier l’offre artistique proposée, sans renier l’identité forte du lieu, façonnée par l’univers viscéral de son principal initiateur.

“L'Atelier du Peintre”, dans l’intimité de la matrice

Parmi les espaces les plus saisissants de la galerie, un lieu retient particulièrement l’attention des visiteurs : la reconstitution de l’atelier de Philippe Pasqua. Il ne s’agit pas d’un simple décor ou d’un clin d’œil à son espace de travail. Ce que l’on découvre ici, c’est la matrice vivante de sa création, une œuvre en soi, mouvante, organique, tentaculaire.

Inspiré de son atelier de Rome, où l’artiste réside depuis plusieurs années, ce “joyeux bordel” concentre en quelque sorte tout l’univers créatif dans lequel il passe la majeur partie de son temps : sol jonché de papiers, d’esquisses, sacs et bouteilles en plastique, tables dégoulinantes de peintures, pinceaux, toiles en cours de réalisation, murs griffés de traces fauves, vieille paire de Reebok Pump Atmos immaculées de projections multicolores en tous genres, photographies de ses modèles, escabeaux, éclaboussures… On y ressent l’âme du peintre. Rien n’est figé, tout respire.

L'atelier du Peintre - Philippe Pasqua
L'atelier du Peintre - The Storage

Paul Ardenne parle à ce sujet d’un “écosystème”, d’une œuvre à part entière, où le geste créatif n’est jamais dissocié du lieu. Car pour Pasqua, l’atelier n’est pas un simple outil de travail, mais un prolongement de lui-même, un lieu-refuge où il vit en quasi ermite, retiré du tumulte du monde, entièrement absorbé par ses visions. À l’image de “L’Atelier du peintre”, tableau de Gustave Courbet (avec lequel la correspondance semble évidente), ce lieu devient une scène mentale où l’artiste, ses modèles, ses doutes et ses fantômes cohabitent.

“L’atelier ici tel que Philippe Pasqua l’envisage, n’est pas seulement un lieu de travail, c’est en fait la matrice à proprement parler, dont lui même n’est qu’un élément…”

Paul Ardenne – Historien de l’art, écrivain et ami de Pasqua

Entrer dans cet atelier, c’est un peu entrer dans le crâne de l’artiste. C’est voir l’œuvre avant qu’elle ne devienne œuvre. Un espace brut, débordant de vie, où l’énergie du chaos se transforme, lentement, en matière.

“On dirait ta chambre…”

La Crapule

Philippe Pasqua : portrait d'un potraitiste / plasticien hors norme

Vous ne connaissez pas Philippe Pasqua ? Qu’à cela ne tienne… Prenez Zeus, collez lui un catogan, un t-shirt éclaté, un baggy, une paire de Jordan (voire Reebok Pump selon la période), un pinceau à la main… Et là, vous commencez à avoir une idée un peu plus précise du personnage, du moins pour ce qui concerne l’apparence physique.

Selon différentes sources concordantes le bonhomme aurait approximativement 40 000 ans, et aurait même été à l’origine des premières peintures rupestres… Il aurait ainsi traversé le temps et les différents courants artistiques jusqu’à nos jours, pour finalement atteindre cette justesse graphique et plastique que nous lui connaissons aujourd’hui.  D’autres sources, moins fiables, affirment qu’il aurait une soixantaine d’année, mais cette affirmation paraît somme toute assez peu crédible.

"L'Armure" Sculpture de bronze représentant Pasqua lui-même en armure de samouraï

Artiste autodidacte, instinctif, totalement inclassable, Philippe Pasqua est reconnu dans le monde entier pour son approche viscérale du corps humain. Dessinateur compulsif, peintre de la chair, sculpteur de l’absence, il traque le vivant jusque dans ses failles. Son travail explore souvent les marges : la différence, la vulnérabilité, la mort, le sacré avec une force plastique tout-à-fait unique.

Sous l’influence de figures telles que Francis Bacon ou Lucian Freud, Il donne à voir des visages marqués, des corps hors norme, des présences marginalisées — prostituées, personnes transgenres, aveugles, enfants trisomiques — avec une force plastique brutale, frontale, dénuée de tout filtre. Ses vanités sculptées, crânes humains souvent ornés de papillons, incarnent la beauté dans l’éphémère, la fragilité de la vie face au temps qui passe, la grâce et le caractère inéluctable de la mort.

Vue pièce centrale, galerie The Storage
Esquisse "Porte de l'enfer" + Portrait "Orso" - 2019

Pasqua  concède volontiers une certaine proximité avec le travail de l’artiste britannique Jenny Saville. Il apprécie également les créations d’artistes tels que : Adrian Ghenie, Marc Quinn, Damien Hirst, Cy Twombly, Joan Mitchell, Rita Ackermann, Cecily Brown, Richard Prince, Baselitz ou encore Tracey Emin. Il affirme par ailleurs éprouver un véritable intérêt pour des artistes plus classiques comme Picasso, Rembrandt ou bien encore Caravage…
(ndlr. Agoravox – 31/08/2024)

Portrait sans titre par Pasqua - The storage
Huiles sur toiles - galerie de l'ange

Les œuvres de Pasqua bousculent. Toiles monumentales, gestes nerveux, couleurs crues, sculptures géantes aux crânes ornés de papillons ou de feuilles d’or : tout évoque la tension entre la vie et sa finitude.

Depuis les années 1990, Philippe Pasqua expose dans le monde entier — de Los Angeles à Séoul, de New York à Moscou, sans oublier Paris évidemment.

“Mon Cœur Mis à Nu” : face à l’indicible

Les œuvres actuellement présentées à la galerie The Storage sont exclusivement des créations de Philippe Pasqua et proviennent dans leur grande majorité de l’expo “Mon Cœur Mis à Nu”, qui retrace le parcours de l’artiste depuis ses débuts dans les années 80/90 jusqu’à nos jours.

Je dois bien l’avouer ici en toute sincérité, j’éprouve la plus grande difficulté à exprimer verbalement la tempête émotionnelle qui m’a traversé durant cette visite, tant le choc fut violent… Comment raconter une telle expérience qui vous prend à la gorge, vous retourne le ventre et vous serre le cœur à chaque œuvre sur laquelle se pose votre regard ? L’exposition “Mon Cœur Mis à Nu” n’est clairement pas une rétrospective figée, c’est un corps vivant, palpitant, tendu entre rage et tendresse.

Vue partielle de la Sculpture "La
La Roue Du Temps - Philippe Pasqua

Dès les premiers pas, l’impact est frontal. Une pièce sombre, fond noir, éclairée avec une précision quasi théâtrale. Au centre : “La Roue Du Temps”, sculpture monumentale  au noir charbonné, vision apocalyptique qu’on pourrait imaginer tout droit sortie d’un Jurassic Park revisité au lance flamme. Squelettes de Dinosaures y côtoient vestiges et crânes humains dans une sorte de manège chaotique, autour d’un olivier coiffé d’une ombrelle… Sur les murs autour, quelques nus d’une fulgurante douceur, dont celui magnifique d’Isabelle. Face à eux, deux portraits d’enfants atteints de trisomie : “Arnaud” et surtout “Lucille” à la beauté confondante.

On déambule ensuite de salle en salle, quelques toiles de la série Bloc, inspirée d’interventions chirurgicales : œuvres crues, obsédantes, entre fascination et malaise côtoient celles de nourrissons. Dualité vie-mort, innocence abîmée, brutalité du réel. On encaisse, sans pouvoir détourner les yeux. “La Porte de l’Enfer”, version revisitée de celle de Rodin façon Pasqua en cours de réalisation, surgit du sol comme un cri sourd. Et puis « Laura »… Toile représentant fillette trisomique assoupie sur ce qui semble être un coussin, son visage à la violente douceur. Paix fragile, presque sacrée.

Portrait de laura, jeune fille trisomique, par Philippe Pasqua
Laura, 2019 - Huile sur toile 3x2.5 m

Pour ma part, plus j’avance et plus je me sens perdre pied, pour de vrai… Dans une pièce plus petite, plus intimiste sont exposés plusieurs portraits dont certains à la force expressive saisissante, d’une beauté simplement exceptionnelle : des portraits de son fils Orso, ainsi qu’une Vanité tout aussi incroyable !

Comment à travers ses coups de pinceau si enlevés, si sauvages… Pasqua arrive-t-il à capter avec une telle justesse l’expression d’un visage, l’intensité d’un regard ?

Portrait après portrait, les “mis de côté” trouvent toute leur place : corps abîmés, enfants trisomiques, visages oubliés. Tous ces “marginaux”, ces “invisibles” qu’on ne veut pas toujours regarder en face, deviennent ici les seuls qui comptent.
À mon sens (et c’est une appréciation tout à fait personnelle), Pasqua ne cherche pas à sublimer ses modèles. À travers son regard d’artiste, il restitue la beauté brute qui leur est propre — celle que notre monde, trop stupidement normé, ne sait pas, ou plutôt ne veut pas reconnaître. On perçoit sans peine cette lutte intérieure, qu’il s’inflige parfois avec une violence palpable, pour leur rendre justice.

À l’étage, le vertige s’accentue encore. Deux séries marquent : les série Trauma et Stella, toutes deux empreintes d’une gravité sourde. L’univers médical de la première, toujours frontal, jamais cynique dans un style proche de la bande dessinée et qui me fait penser à Enki Bilal, contraste avec la douceur de la seconde. L’humain est là, souffrant, fragile, exposé. L’expressionnisme de Pasqua explose littéralement sur les toiles. Tout y est pulsation.

Dans la salle des dessins, probablement l’espace qui m’a le plus attiré avec la galerie des petit portraits (cf. photo du haut de page). Les traits se font plus secs, plus directs, mais l’émotion reste intacte. On est face à l’essence même du travail de Philippe Pasqua. Au centre, une sculpture chromée de T-Rex vient rompre la quiétude, mêlant fascination enfantine et instinct de destruction. La pièce entière hésite entre brutalité et silence suspendu.

dessin au crayon de papier par philippe pasqua
Galerie dessins au crayon sur papier

Un peu plus loin, “Face Off”, sculpture pour le moins troublante, qui semble surgir d’un cauchemar futuriste, fait inévitablement penser à l’univers de James Cameron et ses “Terminator”. Le regard glisse alors sur “Chiara”, portrait tendre et lumineux, presque joyeux. La douceur de ses couleurs contraste avec la froide violence du métal voisin. Viennent enfin “Les Pisseuses”, clin d’œil à Picasso, où l’enfance s’affiche libre, presque insolente, dans sa pleine vulnérabilité.

Il est alors temps de quitter les lieux… J’ai le vertige, et ma crapulette danse la giguedouille depuis une bonne dizaine de minutes. Une envie pressante qu’elle n’osait m’avouer, tant elle voyait l’émerveillement dans mes yeux…

Une dernière photo d’une de mes toiles favorites “Isabelle”, femme enceinte, un dernier regard à “Lucille”. Comme un rappel. Comme un arrêt. Pourquoi suis-je aussi sensible à l’œuvre de Pasqua ? Qu’est-ce que cela me dit de moi ? Un silence, une vérité. Une beauté crue, insoutenable pour certains, essentielle pour d’autres….

Clap de Fin !

Portrait Lucie - Pasqua - The storage
Lucille - Philippe Pasqua, 2002

Remerciements sincères...

Un très grand merci à la Gallerie The Storage pour son accueil…

À la charmante jeune femme qui nous a accompagné durant la première partie de notre visite, qui a su apporter tant de précisions sur les œuvres et répondre à nos questions avec la plus grande gentillesse…

À monsieur Demic, direteur de la Galerie The Storage, pour la simplicité de nos échanges, sa sympathie et son accueil.

À Philippe Pasqua, (artiste de génie oui, mais profondément humain surtout !) pour cette claque monumentale, les émotions qui nous ont traversés au plus profond de nous même, et qui resteront gravées en nous à vie…

Galerie photos - The Storage X Philippe Pasqua